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L'Oeil

Joutes de la Pierre de Tear

www.pierre-de-tear.com

 

 

Les joutes sont un concours amical proposé par le site Pierre de Tear pour ses membres. J'ai participé à quelques-unes d'entre elles, je vous laisse découvrir lesquelles si vous êtes curieux...

 

Joute n°25 : incorporer la phrase suivante au texte :

 

" Je suis vraiment surpris que vous vous

opposiez à ma proposition ! "

 

Rendez-vous sur le forum de la Pierre de Tear pour découvrir les joutes.

Le bruit était saccadé, mais persistant. Depuis les profondeurs des douves où il chassait quelques rats, il l’avait entendu. Le son de cloche séducteur, l’appel irrésistible. Il devrait remonter les mille deux cent cinquante-huit marches afin d’atteindre le sommet de la tour, dans laquelle il survivait depuis plus de quinze années – selon ses estimations. Escalader le long escalier, qui s’enroulait tel un serpent le long des parois abîmées, pour atteindre la plus haute pièce, le clocher, là où siégeait l’œil. L’œil ne cessait de regarder partout où Mirwil ne pouvait voir, il cherchait, trouvait, observait, partageait son savoir et ses connaissances. Pour la première fois depuis son arrivée, cette fenêtre sur les autres mondes s’agitait, s’ouvrait, et non de son fait. Le tintement régulier l’appelait, comme une sonnette, comme des coups brefs mais inlassables sur la porte de son univers. Il fallait aller voir. Vite. Maintenant.

 

Saisi d’un sentiment d’urgence, le vieil homme abandonné par l’âge et le temps hissa son pied sur la première marche, et ne se souvînt que des quatre suivantes lorsqu’il atteignit la pièce qui l’appelait. Seule la magie de l'œil lui avait accordé, pour cette fois, de ne pas avoir à s’épuiser dans ce simulacre de phare délabré par les intempéries, plongé dans une perpétuelle et presque totale obscurité.

 

Une tempête à l’extérieur déchaînait contre sa faible carcasse de violents courants, les vagues se rompaient sur le maigre rocher qui supportait la structure, et avaient déjà noyé une bonne partie du reste du bâtiment écroulé. Fort heureusement, les rats savaient nager. Mais les attraper dans l’eau était bien moins aisé.

 

Dans sa main, quatre bêtes mortes pendaient par la queue, ballottées par ses mouvements. Depuis combien de temps n’était-il pas monté dans la Pièce de Communion ? Depuis combien de temps avait-il délaissé cet espace et les trésors qu’il renfermait pour se contenter de survivre misérablement, parfaitement nu, avec les rats pour seule compagnie ?

 

Ses pouvoirs amoindris par une qualité de vie médiocre, il n’avait plus eu la force de continuer ses recherches, n’avait plus eu l’envie de chercher à percer les mystères de l’œil noir, une pierre ovale et sombre, constamment en lévitation au-dessus d’un socle de granit neigeux, mis en valeur au centre de la pièce. L’œil interagissait avec ses pouvoirs. Chaque fois, il en avait demandé plus, avait aspiré sa vitalité, sa force, sa vie. L’homme délaissé était revenu à l’état sauvage, prédateur traquant ses proies dans les sous-sols, vivant dans l’unique but de vivre. Jamais la Mort ne l’attraperait, au sein de la tour. Même Elle n’osait s’opposer à lui, et n’osait s’aventurer dans les couloirs obscurs de la Tour que pour ôter la vie à quelques rats qui lui permettraient de vivre.

 

Ce brusque rappel au monde des vivants, au monde des hommes et des êtres réfléchis, raviva sa personnalité enfouie par les années et reléguée bien loin derrière ses instincts les plus primaires. La bête s’effaçait peu à peu ; l’homme s’éveillait. Le Sorcier suivrait peut-être, mais mieux valait ne pas présumer de ses forces, encore. Cela faisait si longtemps…

 

Dans la salle octogonale, et malgré le marbre clair qui la recouvrait, les meurtrières qui servaient de fenêtres ne permettaient pas à la pièce de trouver une lumière suffisante pour renvoyer son éclat. La masse compacte de nuages qui tapissait constamment les cieux n’y était peut-être pas innocente. Des tentures ici et là, de hauts candélabres de bronze, de beaux chandeliers d’argent… toute la splendeur des lieux était étouffée par les ténèbres et l’imposante aura de l’œil.

 

Il déposa ses trophées sur une plaque de marbre gris, les mains encore poisseuses de crasse et de sang.

 

L’être décharné qui hantait les lieux, ramassis d’os et de chair tendue par-dessus, approcha de l’œil, tout à sa présence. Il palpitait, vibrait, entrait en résonance avec la pierre magique.

 

Les coups devinrent plus nombreux, plus rapprochés, plus pressants. Vite.

 

Comme surgie du fond de son être, l’incantation remonta jusqu’à ses lèvres. Son murmure rauque emplit la pièce, allant d’écho en écho contre les parois. Le miroir sur les mondes qu’était l’œil cligna plusieurs fois, puis s’ouvrit sur l’image d’un homme.

 

Un visage long, un nez aquilin, le front haut et large, les yeux effilés comme des amandes, sombres… surpris.

 

« Qui êtes-vous ? Â» demanda l’homme avec étonnement.

 

« Qui êtes-vous, vous ! Â» rétorqua aussitôt Mirwil.

 

Sa voix. Il avait peine à la reconnaître.

 

« Eldric Samar de l’Aulvoye, Mage au Service de sa Majesté la Reine Virsenya. Â»

 

« Je ne connais pas cette Reine. Â» grogna Mirwil en fourrant ses ongles sales dans sa chevelure revêche, tout aussi repoussante que le reste de sa personne.

 

« Pourrais-je savoir à qui je m’adresse ? Â» insista Eldric, d’un ton grinçant.

 

Avec délice, l’ermite savourait son agacement.

 

« Mirwil. Â»

 

« Mirwil ? Â» s’étonna le Mage.

 

Ses yeux s’agrandirent, sa bouche s’entrouvrit, juste assez pour signaler au spectre de la tour que sa surprise n’était pas feinte, et lui instiller l’idée que cet homme si bien habillé, si superbe dans son costume de velours sombre, savait qui était « Mirwil Â». Il se reprit toutefois rapidement. Ses yeux de fouine observaient l’ermite et le cadre dans lequel il évoluait avec minutie, avidité, envie, peur.

 

Le vent se fraya un chemin par la meurtrière et fouetta l’homme décharné. Ses longs cheveux gris ondulèrent, mais malgré sa nudité, il ne chercha pas à se protéger de la morsure humide du froid qui s’engouffrait dans la pièce et le fouettait sans pitié. Une nouvelle tempête commençait.

 

« Que cherchez-vous ici ? Â» demanda Mirwil.

 

« Je cherchais la réponse à mes questions. J’ignorais faire pareille rencontre, Monseigneur. Â»

 

Monseigneur…

 

Cela faisait bien longtemps que plus personne ne l’avait ainsi appelé. « Oui, songea Mirwil avec amusement, cet homme sait qui je suis. Â»

 

Brusquement, l’œil papillonna, puis l’image disparut. L’inconscient avait probablement surestimé ses forces. Les beaux costumes de velours n’avaient jamais rendu les Mages plus puissants.

 

Comme ramené à la vie par cette brève mais intéressante entrevue, Mirwil estima ses propres forces suffisamment économisées pour pouvoir recourir de nouveau à la magie. Il évoqua un feu, le dessina dans son esprit, et soudain, une formidable flambée de bois réchauffait l’atmosphère froide et humide de la pièce, à l’endroit où, quelques secondes plus tôt, s’était tenu le socle de granit. L’œil lévitait toujours au-dessus, intact, insensible à la brûlure des flammes.

 

Par le même jeu, il retrouva des vêtements – sensiblement les mêmes que l’homme qui lui était apparu – et s’offrit un bain, ainsi qu’une nouvelle coupe de cheveux. Il savait qu’Eldric lui réapparaîtrait sous peu, le temps pour lui de retrouver assez de force pour le recontacter.

 

L’appel ne tarda pas.

 

 

Quelques heures plus tard, alors que la nuit avait plongé la pièce dans des ténèbres plus épaisses encore, que l’ermite avait dissipé le feu et retrouvé l’inhospitalité coutumière de la Pièce de Communion, l’œil releva sa paupière et se pointa vers lui. L’incantation à nouveau. Et Eldric.

 

Une chemise de soie pourpre agressa cette fois le regard de Mirwil qui, dans la pénombre, n’était plus habitué à voir d’autres teintes que le gris. Un sursaut dans sa poitrine trahit son trouble ; il eut la sensation de retrouver soudain la vue de la couleur.

 

Eldric l’accueillit avec perplexité. L’ermite était devenu présentable, mais était-ce la même personne ?

 

Après un instant d’hésitation, il dut juger qu’oui, et se permit un sourire carnassier.

 

« Messire Mirwil Â» salua-t-il.

 

« Messire Eldric.

 

« Bon choix de vêtements Â» apprécia le Mage, reconnaissant son influence sur le choix du vieux Sorcier.

 

Ce dernier acquiesça brièvement, amusé par la situation.

 

Il savait pertinemment ce que l’homme voulait. Il l’avait voulu lui aussi. Et c’est ce qui lui avait valu d’être à jamais retenu prisonnier dans cette tour infâme, au milieu d’une dimension fuie par les hommes et les dieux. Il voulait l’œil.

 

« Je suppose que vous ne dépensez pas vos réserves de puissance dans l’unique but de complimenter mes goûts vestimentaires. Â» suggéra Mirwil avec ironie.

 

« Effectivement, Monseigneur. J’ai cru ne jamais parvenir à vous contacter, et je m’excuse de la coupure de notre entretien, plus tôt. Je ne m’y attendais vraiment pas. Â»

 

« Vous êtes tout excusé. Â» déclara l’ermite, qui lissait sa moustache grise.

 

« Cela m’a néanmoins permis de m’entretenir avec ma Reine, et d’approfondir la mission qu’elle m’a confié. Â»

 

« Une mission ? Â» feignit de s’intéresser Mirwil.

 

« Une mission. Votre légende vit depuis des siècles Â» déclara-t-il froidement devant le vieux sorcier, qui s’efforça de paraître de marbre.

 

Qu’en était-il des quinze années qu’il avait cru vivre dans cette tour ? Le temps se jouait-il aussi de lui, ou l’œil était-il si puissant que même le temps pliait sous son joug ?

 

« â€¦ inestimable. Â» terminait le Mage que Mirwil n’avait pas écouté.

 

Devant le silence du vieil homme, il toussota.

 

« Alors ? Puis-je obtenir votre réponse ? Â»

 

« Quelle est votre question ? Â»

 

« Je viens de vous le dire. Sa Majesté la Reine Virsenya souhaiterait vous prendre à son service. Je suis parvenu à rompre les défenses de la Tour Noire et ainsi, vous joindre. Je pourrais sans doute déjouer les gardes et vous faire sortir pour servir notre cause. Vos talents seraient fortement appréciés. Â»

 

« Non. Â» répondit aussitôt Mirwil, son visage animé d’un sourire dissimulé par les ombres.

 

« Non ? Â»

 

« Non. Â»

 

Après un moment de silence, Eldric se cala plus confortablement au milieu des coussins qui rendaient de toute évidence son siège doré bien plus agréable.

 

« Je suis vraiment surpris que vous vous opposiez à ma proposition ! Â»

 

« Vous n’avez pas de quoi être surpris, mon brave Eldric. Â» coupa le sorcier, « Sachez que l’œil que vous recherchez tant est conscient de votre désir de le contrôler. Il s’en abreuve à chaque seconde qui passe, c’est pourquoi vous êtes si faible en ce moment, n’est-ce pas ? Â»

 

Avec amusement, il distinguait chaque goutte de sueur perler sur le front du présomptueux.

 

« â€¦ L’œil… Â»

 

« L’œil est à moi, je lui ai offert ma vie et mes pouvoirs, et jamais vous ne l’aurez à votre service, ni votre Reine, fût-elle la plus puissante de votre monde. Son pouvoir n’est pas fait pour vous. Â»

 

Le beau portrait du Mage se rembrunit, s’assombrit. La contrariété marqua son visage si parfait. Eldric était courroucé.

 

« Cette proposition vous aurait permis de retrouver le monde, Mirwil, déclara le Mage qui en oubliait les civilités. Vous auriez pu revivre et cesser de chasser ces rats qui vous servent de nourriture ! Â» s’exclama-t-il, empourpré de colère.

 

Mirwil s’amusa de ses sentiments, tout en notant sa remarquable habileté pour avoir discerné ces détails et les avoir correctement exploités. L’œil le manipulait. L’œil s’en nourrissait. L’entrevue avait au moins eu le mérite de faire comprendre au vieux sorcier que la pierre magique ne puisait pas seulement en lui, mais en tous les êtres qui entraient en contact avec elle.

 

Fort de cette découverte, il aspira lui-même un peu de la force du Mage, lequel s’affaissa davantage contre ses coussins. Régénéré, les cheveux du sorcier s’assombrirent, son visage se lissa. Un large sourire se dessina sur sa face lorsque le beau Mage de sa Majesté Virsenya se flétrit telle une fleur exposée trop longtemps aux rayons impitoyables du soleil, et exhala son dernier soupir.

 

 

L’œil crée, l’œil détruit. Celui qui cherche sa puissance ne fera que la subir. Celui qui cherche son savoir en sera prisonnier. Celui qui comprend son désir accèdera au Divin.

 

 

D’un geste, il obligea l’œil à se fermer. Il était devenu le maître de l’œil. Il était devenu un Dieu. Enfin, il avait compris.

 

Alors que ce geste l’avait toujours répugné, il tendit la main et saisit l’œil. Palpitant comme un cœur en vie au creux de sa main, il l’observa un instant, détaillant les rainures sur sa surface mimant l’œil humain. L’iris, la pupille, la paupière, les cils… Un dernier sourire et il plaqua l’objet contre sa poitrine. Les bonnes paroles l’incorporèrent à son corps.

 

Il n’était plus prisonnier. La chasse aux rats était terminée, une nouvelle ère débutait.

 

 

 

Quatre cent soixante-dix-huit années.

 

Emprisonné, enfermé par sa propre soif de pouvoir.

 

Pour la première fois depuis des siècles, la tempête cessa, et le soleil perça les nuages tandis qu’une fine brise marine dérangeait les longs cheveux noirs du Sorcier se tenant à la meurtrière. Mirwil le Terrifiant pouvait quitter sa prison noire.

 

Libéré de la puissance dévastatrice de l’œil, un monde allait enfin connaître la paix.

 

Au détriment des autres.

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